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Je veux que mes mots soient des étincelles. Que prononcer un mot soit une geste rapide, efficace, qu’ensuite la lumière s’installe partout. Que cette lumière inonde.
Dictionnaire de lumière est une tentative de trouver où la lumière se cache, de la fabriquer avec des objets qui se trouvent sous la main. On essaie de capter des signaux qui viennent de loin, on pourrait être écoutés par ceux qui ne le devraient pas, la connexion est mauvaise et on a trop mal pour arriver à dire quoi que soit.
23/11/2024
Comment apprendre à réparer ce qui a été abîmé depuis longtemps, lorsque nous n’étions pas en action ?
Dans mon pays, nous avons l’habitude de nous demander l’un à l’autre : que faisais-tu ce matin, comment l’as-tu appris ? Comme si répondre à cette question nous permettrait de comprendre ce qui a eu lieu ce jour-ci pour nous tous, comme si le comprendre pourrait rendre le chemin du retour possible.
Le 24 février 2022, j'étais dans une ville du sud, il y avait tant de lumière, c’étaient des jours heureux. Je me suis réveillée tôt, j’ai allumé mon téléphone, je suis allée mettre une bouilloire en route, j’ai fait du café, j’aurais dû lire les informations. Comme ce que j’ai lu ne me paraissait pas réel, j’ai écrit à ma mère sans réfléchir, elle venait elle aussi de se réveiller : tu le sais ? Tu as vu ? Elle ne le savait pas, c’est par moi qu’elle l’a appris. Je n’ai pas prévu d’être ce type de messager.
Comment apprendre à réparer ce qui a été abîmé depuis longtemps ?
Mes poumons ont attaqué mon cœur, a écrit une poète russe d’origine ukrainienne le même jour. Pour des raisons indéfinies, un organe en a attaqué un autre : les deux sont vitaux, les deux indispensables à la survie.
« Les poumons » en ukrainien se dit Легенi/Leheni
« Le cœur » se dit Сeрце/Sertsye.
Choisissez-vous de vivre sans leheni ou sans sertsye ?
Préférez-vous ne pas réussir à respirer ou disposer d’un cœur en panne ?
Pour réparer, on cherche un rituel, on l’invente : une succession préétablie d’actions symboliques, un ordre dans les gestes. « Rituel » se dit rytual en ukrainien, seules deux voyelles diffèrent. C’est un de ces mots qui changent peu en passant d’une langue à l’autre.Avant on avait des prières, des berceuses, on soignait avec les mains, les plantes — aujourd’hui on compose des messages qui peuvent être entendus par nos voisins, on fabrique de la lumière avec des objets que l’on a sous la main.
Mon amie N. qui vit à Minsk m’a dit avoir réuni les objets qui appartenaient à ses amis ukrainiens au même endroit. C’était une étagère où elle déposait tout ce qui était associé au
jardinage — des livres avec les noms des fleurs et des plantes, des sachets de graines, un calendrier permettant de savoir quand il faut planter les bulbes, rempoter les fleurs, selon la
météo, le soleil, la lune qui croît, qui décroît.
Est-il possible de réparer ce qui a été abîmé depuis longtemps et pas par nous ? Comme on répare une tasse cassée, la ramasse au sol, trouve des morceaux éparpillés, les met les uns à côté des autres, ajoute de la colle. La brisure sera toujours visible, mais la tasse est réutilisable. Cette façon de faire pourrait-elle fonctionner dans la réalité aussi — on identifie des morceaux, trouve leur emplacement, cherche une substance réparatrice ? Est-ce ainsi que l’on pourrait soigner nos réalités abîmées ?
En ukrainien il existe plusieurs mots pour cette action :
Vidnovliuvaty veut dire « donner l’apparence d’autrefois à quelque chose qui est cassé, détruit ». Vidnovliuvaty nous permet de ramener ce qui a été abîmé à l’état antérieur. Dans ce verbe on entend le mot novy — neuf, comme s’il était possible par quelques actions successives et ordonnées de faire revenir l’objet à réparer à son état d’origine.
Peux-tu me vidnovliuvaty , s’il te plaît ?
(Et tout le reste aussi.)
Le jardinage permet-il une réparation : on fait apparaître la vie dans des zones délimitées d’une façon très concrète — une feuille, une tige, des racines. Mettre les objets des personnes
provenant du pays en guerre à côté des livres de jardinage nous rappelle que le passage à la vie est toujours possible.
Mon amie R. qui vit à Marseille m’a dit d’inspirer tout ce qui était abîmé, pour ensuite expirer la lumière, c’était une suite d’actions qui devait soigner, cela avait du sens ; je l’ai fait.
Lagodyty est un autre verbe, qui signifie « rendre quelque chose à nouveau approprié à l’utilisation », mais aussi « cesser les disputes, évacuer des malentendus ». On dit lagodyty et les conflits se défont, les blessures se referment. Dans ce mot, j’en entends un autre : lagoda (lagidnistst’), ce mot signifie « la tendresse ». Pour réparer, faire revenir le monde à son état antérieur, évacuer les malentendus, il faudra probablement s’attendrir.
Mon amie M. qui vit à Kiev me parle de sa tentative de réanimer des choses non vivantes lorsqu’elle était enfant. Elle mettait dans l’eau des insectes séchés, trouvés entre deux vitres d’une fenêtre. Cela ne fonctionnait pas, les insectes ne revenaient pas à la vie. Enfants, nous possédons un savoir instinctif sur la mécanique de ce monde, savons comment ce trajet entre non vivant et vivant se fait, sauf qu’à partir d’un certain moment, le monde ne nous répond plus. On a beau produire nos actions successives, inventer nos prières, déplacer des objets — il y a un point de non-retour, on ne peut rien y faire.
Cela veut-il dire qu’il faut arrêter ? Que la réparation est impossible ? Que rien dans nos mots ni nos actions ne pourrait soigner quoi que ce soit ?
Je pense à mes amis ukrainiens, j’inspire, à cette capacité d’une plante à pousser, j’expire, mets un noyau dans la terre, des graines de tomates dans un tissu, écris quelques mots dans la langue ukrainienne sur une feuille :
lagodyty sertsye
(rendre un cœur neuf, lui donner l’apparence d’autrefois)
vidnovliuvaty leheni
(rendre les poumons appropriés à l’utilisation avec des actions tendres).
Je ne sais pas si ces actions réparent.
Je sais qu’elles rendent mouvant ce que je pensais inerte en moi.
J’espère qu’elles transforment cet espace entre nous en lieu de vie.
D’où vient la lumière ?
Comment ça va ?, je demande à mon amie Masha à Kiev. J’ai besoin de rien, m’écrit-elle, tu peux prier pour nous, elle m’envoie un petit dessin avec les mains jointes pour me remercier.
Je regarde mes mains et je les desserre, quand je le fais je sais qu’ainsi se détend cet organe dont j’ai oublié le nom, je sais que l’électricité devrait passer par là.
Connais-je les mots de cette prière, quels gestes puis-je y associer ? Est-ce les même gestes qui servent à produire de l’électricité ?
Je ne suis pas forte en anatomie ni en physique électromagnétique, je sais que la lumière se comporte tantôt comme une onde électromagnétique, tantôt comme un flux de particules. Je demande à l’organe dont j’ai oublié le nom d’être les deux à la fois, je sais aussi que j’ai deux voies : l’incandescence et la luminescence.
Svitlo veut dire lumière en ukrainien.
Le nom d’un organe oublié est
sertse en ukrainien
sertsa en biélorusse
serdtse en russe
Comment ça va ?, je demande à mon amie Irina à Moscou.
Je ne dors pas, elle me dit, je prie, elle m’envoie un dessin de sertse.
Est-ce que prier c’est bercer ceux qui ne dorment pas ?
Portent nos cœurs du svitlo quand tout brûle ?
Autrefois mes amis à Kiev m’ont donné un surnom lampochka, ce qui veut dire une ampoule en ukrainien. J’y ai vécu 2 ans, entre mes 15 et 17, j’y étais probablement quelqu’un de très heureux. Était-ce Kiev ma source d'électricité ? Chaque matin je traversais des champs verts de Petchersk pour ensuite descendre dans le métro et d’aller au bout de la ligne.
Je me rappelle cette voix d’homme qui annonçait les stations en ukrainien, des escaliers mécaniques longs longs comme dans toutes les villes où certaines lignes de métro se retrouvent sous la terre, sous l’eau, en dessous du fleuve. Je me rappelle parfois courir sur ces escaliers électriques, d’avoir une respiration coupée : en haut, dans la lumière du jour je retrouvais mon amie Masha.
Comment ça va ?, je demande à mon amie Ana à Minsk.
Connais-tu des prières qui fonctionnent ?, elle me demande sans répondre à ma question.
Prier, est-ce comme respirer sous l’eau, voire sous la terre ?
Peut-on produire de l’électricité quand on court longtemps comme si on était du vent et une éolienne à la fois ?
L’école où je faisais mes études à Kiev se situait dans l’arrondissement de Podil.
Podil veut dire des terres basses, veut dire l’ourlet de la robe.
Mets-toi dans le soleil, me dit mon ami L.
Tu peux le faire même à distance
même dans une pièce sans fenêtres,
même dans la nuit,
même avec les yeux fermées.
La force de la pensée est-elle suffisante pour produire de l’électricité ?
Quand je ferme les yeux je vois Masha, Iryna, Ana. Je me demande si nous prions dans la même direction.
Comme le vent qui souffle dans les éoliennes.
La lumière est un oiseau dans un poumon gauche, m’écrit mon amie A. ce matin, hier elle m’a demandé de lui expliquer un peu la situation et je n’ai pas su faire.
Ty moje sonéchko, je lui dis avec les yeux fermés.
Sonéchko veut dire petit soleil en ukrainien, je lui explique.
On peut l’utiliser pour parler à quelqu’un de qui on est proche.
Prier c’est comme porter du soleil dans l’ourlet de la robe.
Dans une pièce sans fenêtres.
Ainsi je commence mon Slovnyk sviltla (dictionnaire de lumière) :
apprendre ukrainien sert à produire de l’électricité