Main

Nos Corps Lumineux

« Qui n’aimerait pas être une étoile filante ? Même si cela veut dire être consommé par la chaleur et tomber en débris à la fin. Sommes-nous des objets qui parcourent les vies des autres, des corps lumineux de passage ? On trace, on éclaire, on s’évanouit quelque part. »

Après le message de rupture de son mari, la narratrice fait du déséquilibre un nouveau point de vue. Exploratrice en suspension, elle enregistre sur son téléphone ses états pour réaménager son passé, dessine les itinéraires hors sol des membres de sa famille pour comprendre le sien, cite ses amis dispersés, des philosophes perdus et s’imagine en objet interstellaire.

Gallimard
Verticales

Presse

étoile

• Extrait •

Mon mari a cessé de m’aimer.

Il m’en a informé à distance au mois de juillet 2019. J’étais dans un café à Minsk – lui, dans notre appartement à Pau. Je regardais les couleurs floues de son visage défiguré par une mauvaise connexion, je le trouvais toujours beau, un peu mélancolique. Un serveur s’est approché de moi et m’a demandé de payer, le café fermait.

Je suis sortie sur le trottoir, me suis mise près de la porte où j’arrivais encore à capter le wi-fi, je l’ai rappelé. Tu es sûr ? Ce n’était probablement pas la meilleure chose à demander à la personne qui venait d’avouer son désamour.

J’ai cherché à accorder mon silence intérieur avec les klaxons des voitures, à l’heure de pointe. Je voulais être ailleurs, mais n’arrivais plus à bouger. Se déplacer aurait signifié transformer le présent en passé. J’aurais voulu rester quelque part en chemin, suspendue.

Une demi-heure plus tard, mon amie Irina est arrivée, j’étais au même endroit, elle avait deux verres à café remplis de vin rouge dans les mains. La géométrie des histoires amoureuses est désaccordée, m’a-t-elle dit – on coïncide, mais pour de brefs instants et puis on ne sait plus comment se rencontrer. Le vin était très acide, dehors il faisait froid.

Irina a marché à côté de moi, nous avons traversé des rues en silence, la parole me revenait, incomplète, avec des bribes que j’essayais d’attraper. J’étais à la fois projetée en avant et tenue en arrière, aliénée de mes bras, de mes jambes. Le silence d’Irina était réconfortant. Elle me disait juste à droite, ou c’est rouge, on attend, puisque apparemment je n’étais pas complètement là.

D’où vient ce petit accent ? me demande-t-on très souvent.

Pour répondre à cette question, je prends une feuille et je dessine deux points, un pour la ville de Minsk où je suis née et un autre pour celle où je suis à ce moment-là – Paris, Pau, Saint-Pierre-d’Albigny. Je relie ces deux points par une ligne et j’écris le nombre de kilomètres : 2 055, 2 670, 2 037. Cela fait dix ans que je suis partie.

Je pense à ma grand-mère qui a parcouru toute la Russie en train, elle avait 26 ans. J’ai toujours perçu cette façon familiale de le raconter comme une exagération. Jusqu’au jour où, quelques mois après sa mort, j’ai ouvert la carte de la Russie et j’ai appelé ma mère pour lui demander où étaient les points de départ et d’arrivée. Peny, a dit ma mère, un petit village à la frontière de l’Ukraine, et Khabarovsk, à la frontière de la Chine. Entre les deux – 8 173 kilomètres.

Aujourd’hui j’imagine ma grand-mère dans le train, des nuits noir et bleu, des jours aux ciels couverts, il pleut ou il neige, elle a besoin parfois de fermer les rideaux tant ce soleil qui vient de nulle part est aveuglant. Elle regarde les forêts courir, dans ce paysage mouvant elle essaie peut-être d’imaginer sa vie future dont elle n’a aucun indice. Ce devait être la première fois qu’elle faisait un si long voyage, elle était en fuite. Je ne sais pas si elle avait pris assez de vêtements chauds, combien elle avait d’argent sur elle.

Quelles conversations entretenait-elle avec les autres passagers ? Devait-elle mentir pour ne pas avouer la raison principale de son voyage, donnait-elle son vrai prénom ?


D’où vient ton accent ? Cette question me ramène dans des endroits différents, mais très souvent je vois la forêt : c’est une forêt nocturne, je la traverse en courant, sens la brume humide, vois des pins très grands. Je sais que leurs troncs me protègent, ces cimes lointaines, il faut lever la tête et rester ainsi jusqu’à en avoir mal à la nuque, je peux compter les étoiles, les relier dans des constellations nouvelles.

Quand ai-je senti qu’être suspendue m’était confortable? J’ai pris un train de Minsk à Vilnius, ensuite l’avion, j’ai traversé la frontière aérienne de la France et je suis restée. Je ne pensais pas que cela arriverait, cela a eu lieu. Mon français est imparfait et j’ai un accent. Parfois on ne me com- prend pas, je fais des phrases étranges, obscures, et je ne parle pas très fort. C’est embêtant pour ceux qui s’adressent à moi, cela leur demande davantage d’attention.

Peut-être que ce dysfonctionnement de langage sert à nous interrompre. Ne pas comprendre est un bon début : on s’arrête et on essaie d’être vraiment là.

J’avais très froid quand je suis tombée amoureuse de lui – mes pieds étaient trempés, nous marchions dans la neige, elle fondait à l’intérieur de mes chaussures. C’était au mois de février à Kiev, en 2012. Celui qui n’était pas encore mon mari était venu pour un voyage de travail. J’ai pris un train de Minsk pour le rejoindre. J’ai eu envie de le revoir sans savoir pourquoi. Nous nous étions connus en 2007, avions fait des études ensemble : une année à Poitiers, six mois à Lisbonne, puis à Madrid. Je suis rentrée au Bélarus ensuite, il est resté en France. Nous ne nous sommes pas vus pendant deux ans.

Il faisait -15 °C, comme dans un réfrigérateur, a-t-il plaisanté lors de notre balade du soir. On nous voyait peut- être de loin refaire des tours involontaires dans les rues qui s’éloignaient de la place centrale, le sable se mélangeait à la neige, des lanternes étaient allumées. On a pris une photo pour nos amis de master venus de pays où il ne neigeait jamais. Il devait partir, il n’était venu que pour quatre jours.

J’ai eu cette sensation entre la poitrine et la gorge, près des oreilles – l’envie de dire des phrases longues, de courir. Je sais aujourd’hui qu’il est possible de détecter par avance une relation à venir, de sentir des turbulences mineures sur la peau. Quand on reste à côté de quelqu’un assez long- temps, l’air change, les corps deviennent liquides. Il y a des intuitions qui précèdent l’amour – des chemins obliques que l’on choisit de suivre pour des raisons obscures.

Je suis peut-être tombée davantage amoureuse de lui au cours de ces mois à distance où l’on tenait de longues conversations par Skype, moi à Minsk, lui au Mans. Une certaine amitié s’est incrustée dans les horaires de nos jour- nées. Je me rappelle surtout cette fois où il avait mis ses lunettes de piscine pour me faire rire.

Je vois aujourd’hui des lignes parallèles qui se croisent selon une géométrie non euclidienne, deux vies. Est-ce qu’une relation amoureuse, amicale, est une occasion de marcher dans les pas de celle ou celui qui ne sera jamais moi? On emprunte sa respiration comme on emprunte une robe, un parapluie, pour lui donner la nôtre – souffle, battements.

Les oiseaux se mettent sur les arbres pour dormir, leurs plumes tremblent. Le matin ils s’envolent ensemble, ai-je enre- gistré sur mon téléphone le lendemain de l’appel de celui qui ne m’aimait plus. J’étais dans ma chambre à Minsk. À travers la fenêtre je voyais un arbre bouger – des oiseaux noirs sur les branches, une cime liquide. Mon corps, je le sentais, était dans le même mouvement, mais de l’extérieur, ça ne se voyait pas. Je suis revenue dans l’appartement de ma mère, où je dormais quand j’avais 15 ans et où j’étais déjà capable de m’imaginer ailleurs. Je m’y suis retrouvée à 35 ans – sans objectif, mari, boîte aux lettres.

L’agrégation est un regroupement par attraction réciproque, m’a expliqué ma mère, en parlant d’un vol d’oiseaux qui forment des figures dans le ciel, certaines relations se limitent à une synchronisation des activités, voulait-elle peut-être me dire.

L’appel de celui qui était toujours mon mari a perturbé cette synchronisation chez moi, chez nous. Je me rappelais mes pieds entre les siens, nos regards inclinés, les têtes pen- chées dans la même direction.

Était-ce de l’amour, un mouvement coordonné des corps ? Étions-nous des oiseaux ?

Pour envisager la rupture, il fallait se mettre par terre et permettre au reste de flotter. Regarder le plafond ne me rassurait pas, mais a rendu ma tristesse horizontale et plate. Je réapprenais à observer le monde toute seule, détachée. Mon corps a gardé son intégrité, je me sentais néanmoins dispersée.

Je me souvenais de nous lors d’un été noir, chez ses parents. Il passait devant moi, s’arrêtait, je pouvais voir la lune au-dessus de sa tête. Il était plus grand que moi sur les photos que nos amis prenaient, on se perdait dans une forêt.

J’essayais de ne pas deviner ses déplacements à distance, sans le savoir je bougeais peut-être dans la même direction. Je pensais aux bancs de poissons qui changeaient de direc- tion, je me demandais si c’était justement une incapacité à tourner assez vite qui avait causé une fissure, un déséquilibre. Pour avancer à deux, il fallait se coller davantage.

Les brouillards m’interpellent, m’a dit mon ami Serge par Skype.

Il m’a appelée de chez lui, il vivait à Aste-Béon, à 35 kilo- mètres de Pau. De sa fenêtre il voyait la montagne, je le déduisais de son regard qui quittait l’écran pour aller plus loin. Il écrivait un scénario, l’histoire d’une famille de vieux croyants qui vivait dans la taïga sibérienne, dans la chaîne montagneuse d’Abakan, en Khakassie. Il m’expliquait que la substance de la forêt, le froid, l’humidité, la rivière, influen- çaient les personnages.

La première scène commence dans le brouillard, tout est confondu et on ne voit pas bien. Ce brouillard se déplace, son visage tremblait sur mon écran, parfois cela ne captait pas très bien chez lui. Il est impossible de prévoir le mouvement de l’eau évaporée, c’est comme plusieurs fréquences en même temps, a-t-il dit, et son image s’est figée.

Trois mois avant de découvrir le désamour de celui qui était toujours mon mari j’ai passé mon code. Les cours de conduite sont tombés au moment où j’avais besoin de me projeter, le permis était un objectif fiable. C’était mon rêve de conduire un bus, me racontait Sarah, ma monitrice, elle m’appelait ma belle quand je me collais aux voitures garées à droite. Tu as quelque chose contre leurs propriétaires ? me demandait-elle gentiment.

Je vais devenir conductrice de bus de voyage, m’a-t-elle avoué, et ensuite, sans changer la direction de sa voix, a ajouté : il faut freiner, avant de rétrograder, tu freines. Je me suis retournée, étonnée, j’avais oublié le rond-point que j’étais en train de traverser. Tiens-toi à droite, j’essayais à la fois de mettre le clignotant, de regarder d’autres voitures et de ralentir, il y avait toujours quelque chose qui m’échappait, quelque chose que je ne captais pas.

Imagine-toi, je vais faire des voyages – en Pologne, au Por- tugal, j’irai peut-être dans ton pays, comment il s’appelle déjà ? C’était un démarrage en côte, mon pied tremblait audessus du frein, j’espérais que Sarah ne s’en rende pas compte. Tu peux respirer, m’a-t-elle dit, quand tu t’arrêtes au feu, tu lâches. Mes mains se crispaient sur le volant.

Cinq mois avant que celui qui était encore mon mari m’ait annoncé son désamour, on avait décidé de faire une pause. J’ai imaginé nos corps libres, courant, épanouis dans les champs, des bulles d’air. Mon mari m’aimait encore, ou le croyait du moins. On s’est mis à l’arrêt, une période sab- batique pourrait sauver notre mariage, s’est-on dit, il nous fallait du temps. On n’a pas précisé le nombre ni le contenu de ces semaines à part.

On a mis du silence, je suis partie vivre à côté de la rivière, à Bizanos, chez Anaïs. Je croyais qu’un détour était possible, qu’on pouvait reprendre ailleurs, comme un objet tombé que l’on ramasse par terre, on enlève la poussière, on le remet sur une surface stable, horizontale, nouvelle.

En août 2018, nous étions partis en vacances dans le Pays basque espagnol, l’été suivant on le passerait séparément. À Bermeo, j’ai crié dans les rues, je voulais apprendre le chant du goéland – une gorge tendue, un son plié, mon mari tenait ma main. Tu as honte ? lui ai-je demandé. Non, continue. Les goélands qui me répondaient étaient des adolescents, je l’ai découvert plus tard, leur plumage était dif- férent. Ce n’était pas pratique de faire l’amour dans la salle de bains, mais il n’y avait pas de portes ailleurs. Il faisait très chaud.

En septembre 2019, un mois et demi après son coup de fil, j’ai emménagé définitivement chez Anaïs. Je me décou- vrais avec des objets qui ne m’appartenaient plus, surtout la nuit. Quand cela arrivait, j’essayais de retenir ma respiration, d’expirer longuement, mon mari me l’avait appris. Autrefois on le faisait à deux, des météorites solitaires dans la nuit – des corps déséquilibrés. Un de nous essayait d’attraper l’autre, mais parfois les deux tombaient en même temps.

Tu as oublié de mettre le frein à main, m’a dit Sarah, il faut le faire quand nous sommes en pente. Je n’arrivais pas à m’arrêter, ma tendresse était toujours lancée.

L’appartement d’Anaïs se situait près du cimetière, je me suis mise à me lever vers 4 heures du matin. À 6 heures, quand on se retrouvait dans la cuisine, on parlait des vibrations de l’air ou des espaces entre les mots. Les mouvements minuscules de la vie m’intéressaient. Parfois on regardait un oiseau en face – il ouvrait les ailes et restait ainsi, sans s’envoler, pendant plusieurs minutes, en arrêt. Il attire les femelles peut-être, présupposait mon amie, ou c’est un être humain, mais mort ?

À cette époque Anaïs poète et comédienne, écrivait des textes courts sur des objets qui n’avaient pas de bords et des poèmes qu’elle appelait des embrouillages. Embrouiller pour elle voulait dire perturber les habitudes, les automatismes quotidiens. Une question déplacée, un cri de goéland est suffisant pour réveiller la personne devant toi, disait-elle, essaie, ça rend tout vivant à nouveau.

L’automne qui a suivi l’appel, j’avais souvent mal et des regrets. Parfois je m’asseyais sur le trottoir de la ville et restais ainsi quelques minutes, le déplacement de mon centre de gravité me calmait. J’explorais des positions de corps qui m’étaient accessibles et le pouvoir d’un embrouillage dont Anaïs me parlait.

J’avais découvert que les passants s’adaptaient facilement au changement de paysage, ils me contournaient, leurs regards ne se posaient pas sur moi, leur indifférence était si douce.

Le monde ne va pas droit, m’a dit un jour une femme près du marché, des poireaux non coupés sortaient de son sac.

Avez-vous cherché quelque chose longtemps sans savoir exactement ce que vous cherchiez ? demandé-je parfois à mes amis, mes proches, aux personnes que je venais de rencon- trer. Quand je pose cette question, je sais que je n’aurai pas de réponses, mais parfois il y en a. Des oui, oui, des bien sûr. Des non aussi ou des je ne comprends pas. Est-ce que tout le monde connaît cette quête incertaine, nécessaire ?

En allemand il existe un mot, Fernweh. Il décrit la nos- talgie d’un endroit où l’on n’est jamais allé, d’un lieu inconnu, une envie d’être loin, ailleurs. Cette nostalgie est porteuse, je la vois comme un horizon possible pour des personnes qui cherchent.

Les personnes qui cherchent sont comme en suspension, ai-je dit à mon téléphone trois semaines après la séparation. Les personnes suspendues sont très attentives à ce qui se passe.

J’ai cherché pendant vingt mois. Je ne sais pas ce que j’essayais de trouver: un ailleurs, un chez-moi? Était-ce la même chose pour ma grand-mère quand elle parcourait la Russie en train ? Avons-nous trouvé ?

De ces vingt mois de quête, il me reste des fichiers audio de cinq minutes. J’en ai fait tous les jours : je me mettais dans un endroit calme et je me parlais à moi-même, à celle qui était en déséquilibre. J’écoutais ensuite ces enregistrements sous la couverture, au moment où les souvenirs me retombaient. C’était ma technique : je me racontais des histoires, comme on croise les doigts pour éviter les dangers ou on compose des prières pour parler à ceux qui ne sont plus là.

Parfois je lance un de ces enregistrements au hasard. Je m’entends dire le temps qu’il fait, décrire l’endroit où je suis. Ma voix est si lointaine, différente d’aujourd’hui. Je m’entends parler de ce que j’appelais des expérimentations.

Si tu as mal ou peur, deviens exploratrice, me disait mon grand-père. C’est peut-être pour cette raison qu’il cartographiait le ciel, ce n’était pas sa profession pourtant, il était militaire.

Je réaménageais mon passé, il cachait des réponses, je cherchais des appuis pour un corps en déséquilibre, je par- lais des stratégies à adopter dans cet espace inconnu qu’était devenue ma vie. Je sentais que c’était possible de vivre la perte autrement, mais je ne savais pas comment.

Nos Corps Lumineux